Alain Bashung est un chanteur «intégratif» génial
D'abord, il y a le métissage, la bâtardise. Alain Bashung est né de l'union d'une ouvrière bretonne et d'un père biologique inconnu, sans doute kabyle, sur lequel s'est greffé un père adoptif, boulanger alsacien. «C'est pas facile d'être de nulle part / d'être le bébé von dem hasard» chantera-t-il dans Elsass Blues. Ce n'est pas facile sans doute, mais plein de richesses et de promesses intégratives et créatives, dans un monde de plus en plus interdépendant et planétaire, dont la dimension culturelle supérieure provient de plus en plus de ces métissages biologiques et culturels, fruits du plus heureux hasard.
Ensuite, il y a cette musique et ces chansons étranges : ce rock mystérieux et poétique qui n'a rien à voir avec le rock vulgaire d'un Johnny Halliday ou d'un Eddie Mitchell. En fait, c'est un rock riche, plein de multiples influences, qui en se mélangeant vont être capable de donner une intégration créative unique, de la plus haute qualité poétique :
parmi ces innombrables influences, on peut noter - mais ce n'est pas exhaustif - : le rocker Buddy Holly des débuts, mais aussi Gene Vincent, Bob Dylan, Léo Ferré, Jacques Brel, Tom Waits, Robert Wyatt, Jacques Higelin, les paroliers très importants Boris Bergman et Jean Fauque, Serge Gainsbourg et l'album "Play blessures".
Les poètes sont aussi très présents, dont certains seront mis en musique : Ronsard, Jean Tardieu, Robert Desnos ; il faut aussi parler de l'influence de ses multiples instrumentistes qu'il laisse s'exprimer de manière non-directive, spontanée et personnelle de manière à en intégrer le meilleur ; et que dire de cette intégration tardive du "Cantique des cantiques" qu'il chante avec sa femme ? On pourrait ainsi multiplier les influences à l'infini, mais à chaque fois, Alain Bashung «inclut et transcende» comme dit Ken Wilber, pour faire du Bashung, à chaque fois nouveau, à chaque fois surprenant, car, comme il aime souvent le répéter, il se considère comme un chanteur libre, capable d'aller au delà des influences, dans ce no man's land si particulier entre calembour et désespoir, qui fait sa marque de fabrique unique. «Ce qui m'amusait c'était de prendre le rock comme point de départ et d'aller ailleurs...» dit-il dans un interview.
Enfin, suprême intégration, Alain Bashung écrit en 1994 : «Ma petite entreprise / Connait pas la crise» . Effectivement le poète -chanteur Alain Bashung ne connaitra jamais la crise. Grâce à son art qui confine à l'immortalité, il a traversé toutes ces crises vulgaires du monde économique et social, il a même traversé avec élégance la crise majeure d'un méchant cancer au poumon, chantant transfiguré sur scène jusqu'au bout, avant de nous quitter un dimanche 15 mars 2009, à l'aube du printemps.
Voici quelques extraits de certains de ses interviews, choisis dans les journaux qui ont honoré sa disparition : le journal Libération et son dossier du lundi 16 mars, le journal Le Monde du 17 mars et surtout le bel Hors Série du journal les Inrockuptibles.
"J'ai parfois l'impression de parler une langue parallèle qui en dit davantage parce qu'elle échappe à une logique cartésienne. J'ai plaisir à la chanter parce que sa signification est ouverte à vie" (1994 dans Le Monde du 17 mars)
"On devrait être tout le temps dans une réceptivité totale à la vie. Comme si on avait trouvé miraculeusement le chemin du plus profond de soi. On dépasse le superficiel. Pour réussir il faut être acculé.On parvient à raconter des choses douloureuses avec pudeur. Etre assez pudique pour que les gens s'y reconnaissent. Tout le contraire de l'exhibitionisme." (dans Libération)
"Chez moi, les racines musicales n'étaient pas claires et je me disais que plutôt que de se caler derrière les étalons or de chaque style - Dylan, Lennon, Hendrix ou James Brown -, je n'avais pas d'autres solutions que le métissage. Déjà, j'entrevoyais une sorte de mélange de machines et de guitares... Quitte à me faire traiter de bâtard, j'étais prêt à prendre ce risque pourvu que ça me ressemble." (interview les Inrockuptibles).
"Novice est l'album d'une liberté suplémentaire. Mais comme à chaque fois que j'ai acquis une nouvelle liberté, je ne me suis pas attardé dessus. Je l'ai regardé comme un petit événement dans le temps et non comme un couronnement définitif. Au lieu de me bâtir mon propre mausolée, je suis vite parti essayer de découvrir autre chose". (idem)
"Ce que j'ai recherché ensuite : être à la fois juste et vague. Quand j'ai commencé à mélanger ces images, ces impressions, les gens me disaient : "ça a l'air obscur, c'est hermétique." C'était justement pour être précis que je faisais ça, je voulais raconter le fond des choses, ce qui vient du ventre et qui passe par la tête et le coeur.On vit une époque compliquée, je raconte cette complexité, ça n'a rien à voir avec l'envie de se cacher. Je crois qu'on peut avoir des doutes intéressants". (idem)
En psychothérapie intégrative, il est intéressant d'utiliser les métaphores et le langage symbolique des chansons d'Alain Bashung. Pour le "lâcher-prise", une des ressources cardinales de toute psychothérapie réussie, il faut écouter :
"A l'avenir
laisse venir
laisse venir
laisse le vent du soir décider
laisse venir
laisse venir
l'imprudence."
CD L'imprudence (2002)