Marguerite Duras : l'intégration de l'Essentiel

Marguerite Duras est reliée. Reliée à quoi ? Reliée à l'Essentiel, et l'Essentiel, c'est quand affleure enfin la connaissance du mystère de la Vie et qu'elle s'exprime ainsi d'une si inimitable façon. Mais comment fait-on pour se relier au mystère de la Vie ? Cela est un mystère aussi ou une grâce, mais on les reconnait chez un écrivain à son style, à son style étrange qui vous met dans un drôle d'état – pas un état ordinaire – un état qui a à voir aussi avec l'Essentiel. A quoi reconnait-on un style qui a à voir avec l'Essentiel ? On le reconnait à son souffle, au rythme de son souffle et ce souffle, c'est le Souffle de la vie. Aussi, pour s'imprégner de ce souffle, il est bon de lire tout haut Marguerite Duras, de préférence dans un lieu d'élection, sur une plage au bord de la mer ou le long d'un grand fleuve qui ressemble au Mékong, et puis se laisser entraîner par le souffle, par le rythme, et tout doucement accéder à cet autre état – un état modifié de conscience proche de l'Essentiel et qui vous met dans le bien être..
J'affectionne particulièrement ce petit livre paru récemment en livre de poche aux Editions de Minuit et qui s'appelle "Eté 80". C'est un recueil de chroniques écrites par Marguerite Duras, pendant 3 mois, durant l'été 1980, pour le journal "Libération". Elle se laisse aller à commenter l'actualité – en l'occurence la grève des ouvriers de Gdansk en Pologne encore socialiste – et à introduire (à intégrer) au milieu de la politique, l'histoire poétique d'un petit garçon abandonné sur une plage et d'une jeune fille qui l'aime et le prend sous sa protection. Superbe intégration du politique et du poétique - "bissociation" géniale dirait Arthur Koestler - dans l'unité de ce même style profond qui va à l'Essentiel et nous conduit ailleurs, sur l'Autre Rive.

"Nous pensions ne plus apprendre rien. Et voici que nous savons ce que nous croyions ne pas savoir. Car voir Gdansk, c'est connaître ça. Essayons d'approcher cette armée désarmée, calme et seule, celle de l'Histoire. Essayons de nous en approcher de la seule façon possible, en évitant l'insanité de la théorie, je parle de l'imaginaire. Je me parle, comme s'il était possible de leur parler, et je me réponds comme s'il était possible qu'ils me répondent. Et tout ceci est inventé, et tout ceci peut être nié, et dans la syntaxe et dans la teneur du vocabulaire. Aviez-vous le droit de demander des salaires meilleurs ? Non, on nous massacrait.Aviez-vous le droit d'écrire ce que vous vouliez ? Non. De lire ce que vous vouliez ? Non. Aviez-vous le droit de vous défendre ? Non, des organismes étaient aussi prévus pour ça. Vous aviez le droit de croire en Dieu ? Non. Aviez-vous faim ? Non, nous mangions à notre faim (...)
Croyez-vous que la nature humaine soit bonne ? Non. Croyez-vous qu'on puisse réduire le mal ? Oui. La force malfaisante de l'homme consacrée au mal peut être détournée, servir autrement. Le mal est une force aussi. Vous êtes pessimiste quant à l'homme ? Oui. Vous croyez que l'optimisme, une des données principales du socialisme, est la plus imbécile? Oui, je le crois. Nous disons quoi en disant tout cela ? Rien. Nous disons. Mais vous mangiez comme en Chine, comme en Russie ? Oui. Dites-moi pourquoi vous parlez de la faim ? Parce que comme vous je crois que dans le rassasiement de la faim il y a le terrain de ce qu'on pourrait appeler, si vous le voulez bien, celui de la nouvelle oppression socialiste de l'homme, qui fait pendant exactement à celle de sa misère ancienne. Un pays socialiste, par définition, est un pays dans lequel la faim a disparu. Les autres aspects de l'homme ne sont pas évoqués. L'homme qui mange est considéré comme l'homme libre, l'homme suffisant. L'homme suffisant n'a pas à se plaindre de rien, du moment qu'il mange à sa fin. L'homme des pays socialistes s'est donc retrouvé enfermé dans une définition limitée à sa nourriture. (...)
L'état de rassasiement de l'homme est un état sans intérêt, il devrait être un état naturel à partir duquel l'homme devrait avoir accès à la pensée de lui-même, à sa solitude essentielle, à son malheur, à son intelligence – celle-ci comprenant aussi la nostalgie de sa faim légendaire, de ses échecs, de son errance initiale(...) De telle façon que l'homme socialiste est resté un homme secouru, asservi à son passé et à sa famille, celle de la faim. De telle sorte aussi que l'état de rassasiement est devenu ici une indigence pareillement à la misère qui la précédait. L'enfant n'avait jamais vu une tempête aussi forte, il n'avait aucun souvenir d'une pareille violence et sans doute avait-il peur. Alors la jeune fille l'a pris dans ses bras et ils sont entrés ensemble dans l'écume des vagues. L'enfant regardait la mer agrippé à la jeune fille, il était dans l'épouvante, il avait oublié la jeune fille. Et c'est dans cet oubli d'elle par l'enfant que la jeune fille a vu les yeux gris de l'enfant dans leur pleine lumière, celle réverbérée par la mer. Alors elle a fermé les yeux et s'est retenue d'avancer plus avant dans l'écume profonde (...) La jeune fille a demandé à l'enfant s'il avait froid, il a dit que non. S'il avait peur encore. Il a hésité et il a dit que non. Il lui a demandé si elle ne pouvait pas avancer plus, là où les vagues se cassaient et elle a dit que si elle le faisait il était probable que la force de la mer les arracherait l'un à l'autre et qu'elle emporterait lui l'enfant. L'enfant a souri. Après, ils sont partis dans la direction du nord, vers les prairies marécageuses de la baie devant les quais du Havre."

Margurite Duras "Eté 80" Editions de Minuit 2008