Edgar Morin, le philosophe de la complexité, tente d'intégrer les différents champs de la connaissance

Directeur de recherche émérite au CNRS, Edgar Morin est docteur honoris causa de plusieurs universités à travers le monde. Son travail de sociologue et de penseur des problèmes fondamentaux des sciences de l’homme, exerce une forte influence sur la réflexion contemporaine. "La Méthode" (en six volumes) est son œuvre majeure. Edgar Morin tente d'y penser la complexité du réel, en proposant une nouvelle épistémologie proche de l’esprit intégratif, où c'est l'interdisciplinarité qui prime, c'est à dire la recherche des relations entre les différents domaines de la connaissance ou, dans un autre langage, leur intégration.

Voir aussi sur mon blog les deux articles consacrés à Edgar Morin au sujet du titre d'un de ses livres "Vers l'abîme" et au sujet de la "métamorphose".

Séparation, relation, reliance

« Un monde ne peut advenir que par la séparation et ne peut exister que dans la relation entre ce qui est séparé. Si ce qui précède (et entoure ? et supporte ?) notre monde est le non-séparé, un infini ou indéfini que les cosmologistes appellent "vide", ne connaissant ni espace ni temps, alors le monde est apparu dans une rupture, une déflagration, dans le vide ou l'infini. L'espace et le temps, grands séparateurs, apparurent avec le monde, notre monde.
Des forces de séparation, dispersion, annihilation se sont déchaînées. Mais quasi simultanément, dans l'agitation initiale, sont apparues les forces de reliance faiblissimes à l'origine, provoquant la formation de noyaux d'hydrogène ou d'hélium, la genèse des premiers agrégats géants et informes de particules - les proto-galaxies. Dès l'agitation thermique première, une dialogique indissociable s'effectue entre ce qui sépare, annihile et ce qui relie, associe, intègre.

Comme dès le départ, sous l’effet de la déflagration originaire, l’univers tend à se disperser, les forces de reliance mènent une lutte à notre sens pathétique contre la dispersion, en concentrant noyau, atomes, étoiles, galaxies. Certes, les forces de reliance sont minoritaires par rapport à celles qui séparent, annihilent, dispersent. Certes les organisations des étoiles et jusqu'à celles des organismes vivants sont, à terme, condamnés à la dispersion et à la mort conformément au second principe de la thermodynamique. Mais ce sont les forces de reliance qui, après les noyaux, les atomes, ont créé sur la Terre les molécules, les macromolécules, la vie.

Sur une minuscule planète perdue, faite d’un agrégat de détritus d’une étoile disparue, vouée apparemment aux convulsions, orages, éruptions, tremblements de terre, la vie est apparue comme une victoire inouïe des vertus de reliance.
Les reliances n'ont pu se développer que de façon minoritaire dans l'univers ; la matière organisée ne réunirait que 4% de la totalité du cosmos, la vie ne représente qu'une petite mousse de l'écorce terrestre, les êtres dotés de cerveau y sont minoritaires et la conscience humaine est à la fois fragilissime et hyper-minoritaire."
La Méthode 6 Ethique p.27 et suivantes

Pour Edgar Morin, la vie est parcourue sans cesse par deux forces opposées : la séparation et la reliance.
La reliance représente bien cette énergie de l’esprit d’intégration. Il s’agit de relier, d’unifier les opposés, pour éviter la dispersion, la fragmentation, l’éclatement, la désintégration. C’est bien ce qui en jeu actuellement dans tous les domaines de la vie.
Cette énergie de reliance, absolument nécessaire actuellement face à tous les dangers de désintégration, pourrait générer une nouvelle manière de vivre pour l’être humain. Edgar Morin l’appelle la folle sagesse, elle est le propre de l’homo complexus, de l'homme de la complexité.

L'homo complexus

"Tant que nous définissons l’être humain seulement par la notion d’homo sapiens, l’affectivité apparaît comme superflue, parasite, perturbatrice. La folie, le délire apparaissent comme des carences pathologiques, qui altèrent le fond rationnel sain de la nature humaine(…)
Nous savons désormais que toutes les activités rationnelles de l’esprit sont accompagnées d’affectivité (Cf. Antonio Damasio, Spinoza avait raison). L’affectivité, qui peut certes immobiliser la raison, est seule capable de la mobiliser.
Dès lors, l’idée de sagesse se complexifie : elle n’est plus d’éliminer l’affectivité, mais plutôt de l’intégrer. Nous savons que la passion peut aveugler, mais aussi qu’elle peut éclairer la raison si celle-ci réciproquement l’éclaire(…)
Une vie purement rationnelle serait à la limite une absence de vie ; la qualité de la vie comporte émotion, passion, jouissance. Il serait fou de vivre trop sagement. Si l’excès de sagesse devient folie, la sagesse n’évite la folie qu’en se liant à la folie de la poésie et de l’amour.
Homo est sapiens-demens. Il n'est pas seulement raisonnant, raisonnable, calculateur, il est aussi porté à la démesure et au délire(...)
Assumer l'identité humaine, c'est intégrer le jeu dans sa vie et assumer la vie comme jeu aléatoire.
Assumer l'identité humaine, c'est assumer la dialogique prose-poésie.
Assumer la condition humaine, c’est chercher une sagesse qui assume notre nature d’homo complexus (sapiens-demens-ludens-mythologicus-poeticus). La sagesse de la vie doit assumer la folie de la vie, laquelle doit intégrer la rationalité en une folle sagesse. Il y a finalement un problème dialogique d'art de vivre follement / sagement, qui doit être constamment à la fois stimulé et régulé(...)
L’art de vivre est un art de la navigation difficile entre raison et passion, sagesse et folie, prose et poésie, avec toujours le risque de se pétrifier dans la raison ou de chavirer dans la folie ».
La Méthode 6 Ethique p.152 et suivantes