Michel Serres et la métaphore des "ponts" :
un beau symbole de la méthode intégrative
Michel Serres multiplie les titres : philosophe, anthropologue, professeur à la très célèbre Stanford University, membre de l'Académie française et poète de surcroit dans la manière d'écrire.
Michel Serres est devenu aussi très médiatique et malheureusement, ce n'est pas toujours le meilleur de lui-même, qu'il livre ainsi à tout vent.
Dans un livre somptueux, plein d'illustrations et de poésie, "L'art des Ponts, homo pontifex", aux éditions Le Pommier,
Michel Serres développe avec son habituelle verve, la métaphore des ponts pour décrire le désir de rapprocher, de relier, d'unifier, tant au plan matériel et physique qu'intellectuel et spirituel, des domaines et des territoires différents.
Ce sont les Ponts durs, les Ponts doux, les Ponts vifs et les Ponts saints : tout un passionnant inventaire, où souffle l'esprit intégratif en même temps que la poésie.
Voici quelques extraits particulièrment éloquents
Pontife I
"De quelles poutres, de quelles pierres, de quel béton bâtir les ponts pour qu'ils puissent unir des rives différentes ? Comment une même matière, bois ou fer, peut-elle toucher à la fois droite et gauche, France et Allemagne, terre et paradis ? Même mystère de simplicité dans le trait d'union, dont voici trois exemples.
Si le chien-loup associe deux canidés, l'un latrans, l'autre lupus, l'un sauvage, l'autre domestiqué, reste qu'un ancêtre commun les rapproche ;
déjà plus difficile à percevoir, le clair-obscur mêle deux lumières contraires, dont l'une éblouit, dont la seconde aveugle; maximisation à la fois du mystère et de la simplicité du trait,
Jésus-Christ fait tenir ensemble un prénom sémite avec un adjectif grec ; ainsi fonde-t-il une ère où des peuples parlant indo-européen laisseront les cultes de leur terre et de leur père pour se convertir à la religion d'une autre culture, d'une autre famille de langues ; il fait plus que traduire cette conversion, il la ponte.
Trait d'union matérialisé, le pont réunit de même des altérités. Sur le Bosphore, il met en court-circuit l'Europe et l'Asie. Je ne sais s'il convertit, traduit, transmute ou transsubstantie, reste que sa matière, sa substance, bois, pierre ou béton, s'adapte à des rivages sans rapport. Autant dans le trait qui lie deux mots que dans le tablier qui rapproche deux rives, je soupçonne de l'universel. Sur le pont de Kehl, on danse à la fois en Allemagne et en France, ni en Fance, ni en Allemagne. Ni l'une ni l'autre et les deux à la fois. Logique diabolique sur le pont du Diable, à Cahors, sur le Lot, ou logique divine sur le pont des Anges, sur le Tibre, à Rome. Les deux, une fois encore. Car si la bataille fait rage sur le pont d'Arcole ou sur celui de la rivière Kwaï, l'amour joint la femelle au mâle en un acte que nul ne peut qualifier de masculin ni de féminin.
L'aise, la paix, la sérénité, comme le bonheur, la conciliation, l'enchantement et l'extase ne se moque-t-il pas de la logique ? Le coeur a des rigueurs que la rigueur ne connait pas.
Sans pont donc, pas de chemin ; entendez par là de connexion d'un point, tel, à un autre, tout autre; Sans pont donc, pas de méthode ; entendez par elle, un chemin du même à l'autre (...)
Or le mot méthode désigne une route qui passe à travers, exactement une traversée. Partie d'un lieu familier, elle conduit vers un autre, inconnu ; elle ponte le problème avec sa solution, le savoir à l'ignorance, la recherche et l'invention.
Par sa traversée, le pont, inversement, symbolise et réalise une méthode.
PontifeII
Méthode ou trait d'union, voilà donc des ponts doux ;
viaduc ou pont, voilà des unions ou des méthodes dures.
Attention, je viens de construire une nouvelle passerelle ;
en traversant du matériel au signe et de l'abstrait au concret, je viens de ponter le dur et le doux. Qu'il s'agisse de l'un ou de l'autre je trouve des ponts partout (...)
Ponter, en général, devient une activité si large qu'elle recouvre, peut-être le projet humain, en ce que notre corps même ponte la chair et le verbe.
Homo pontifex.
Et le pontife ponte l'humain au divin, la Terre et le Ciel, l'immanent avec le transcendant (...)
Penser le pontage consiste à contempler le monde en son détail et à déployer dans la globalité,
toutes les fonctions de l'univers.
Michel Serres "L'art des ponts" p. 72 – 73
On pourrait donc rajouter un nouveau vocabulaire plus poétique à la méthode intégrative :
l'intégration devient le pontage et ponter veut dire intégrer.
J'ai aussi écrit un article très intégratif sur le thème de "la vessie" dans le magazine Santé Intégrative n° 5, où je commente un petit livre intéressant de Michel Serres "Le Mal Propre" aux éditions le Pommier.
Hélas en 2012, il s'est aventuré dans un panégyrique du monde numérique sans le moindre esprit critique, avec son livre "Petite poucette", qui a été un grand succès de librairie grâce au délire médiatique.
Notre homme aurait-il perdu tout esprit intégratif ? Serait-il devenu sénile pour ne pas dire "gaga" ?
.