Nicolas de Staël ou l'intégration fulgurante de l'abstraction figurative

« l'espace pictural
est un mur
mais tous les
oiseaux du monde
y volent librement
à toutes profondeurs »

C'est sûrement la plus belle phrase de la correspondance de Nicolas de Staël – ses seuls écrits. Elle est lumineuse pour rendre compte de cet énorme travail d'intégration que le peintre a dû accomplir au risque de sa vie : intégrer la contrainte absolue "du mur de la toile" avec l'espace infini de la réalité, afin d'ouvrir de nouveaux espaces de création à la peinture.
Mais pour moi, il y a bien plus encore...Chez Nicolas de Staël, le tableau nait d'une intégration fulgurante entre le mur de la toile à couvrir d'une pâte colorée, la réalité incandescente des formes et des couleurs, et ce regard du peintre, Nicolas de Staël, rempli de toute l'histoire de la peinture, de la plus classique à la plus moderne (il admirait Velasquez, Paolo Ucello, Rembrandt, etc...tout en fréquentant Magnelli, Lonskoy, Braque...). Il faut y ajouter aussi, ce véritable culte de "l'accident". Et c'est de cette quadruple collision intégrative et incroyablement créative, dans un espace temporel d'une dizaine d'années, que sont nés ces chef-d'oeuvres, dont on se demandera toujours s'ils font partie de la peinture figurative ou de la peinture abstraite. Stupide question, puisqu'il s'agit d'un des plus haut sommet de l'intégration des deux courants, que l'on appelle parfois : « l'abstraction figurative ».
J'aime une des dernières lettres de Nicolas de Staël, deux mois avant son suicide, envoyée à Douglas Cooper, un collectionneur érudit, mais sans doute trop bardé de certitudes sur sa peinture :

« Ce qui est important dans ce que vous dites, c'est que vous donnez un aspect de votre avis, alors que la peinture, la vraie, tend toujours à tous les aspects, c'est à dire à l'impossible addition de l'instant présent, du passé et de l'avenir.
Les raisons pour lesquelles on aime ou l'on n'aime pas ma peinture m'importent peu parce que je fais quelque chose qui ne s'épluche pas, qui ne se démonte pas, qui vaut par ses accidents que l'on accepte ou pas.
On fonctionne comme on peut. Et moi j'ai besoin pour me renouveler, pour me développer, de fonctionner toujours différemment d'une chose à l'autre, sans esthétique à priori(...)
Le contact avec la toile je le perds à chaque instant et le retrouve et le perds...
Il le faut bien parce que je crois à l'accident, je ne peux avancer que d'accident en accident, dés que je sens une logique trop logique cela m'énerve et vais naturellement à l'illogisme.
Tout cela bien sûr n'est pas facile à dire, n'est pas facile à voir, il n'y a pas de vocabulaire et, si vous voulez, le système métrique de cela restera à inventer lorsque j'aurai fini de peindre .
Antibes, janvier 1955 »
Nicolas de Staël "Lettres" Editions Ides et Calendes

Il faut lire aussi le magnifique livre de sa fille, Anne de Staël, où les mots inspirés par les souvenirs, accompagnent amoureusement cette peinture.

"Le moment où un peintre fait ce qu'il n'a pas voulu, dans la rapidité. Ce qu'il surprend fait partie d'un désir d'absolu qu'aucune volonté ne vient déranger."
"Le tableau ayant tout pris, pendant combien de temps le peintre pourrait-il recréer des mondes ? Pas à l'infini, d'où la mesure dans la démesure. Ici nous sommes devant un exemple de la fronde de la contradiction. Une oeuvre peut-elle brûler le temps par sa densité ?"
Anne de Staël "Staël, du trait à la couleur" Imprimerie nationale Editions 2001