Yannick Haenel décrit l'intégration d'une rupture sociale nécessaire à la création

Dans son roman "Cercle", Yannick Haenel, par l'intermédiaire de son personnage principal, commence par décrire et intégrer l'expérience d'une rupture brutale avec la vie sociale, basée sur les habitudes du travail, les horaires de transport et toutes les contraintes de la survie quotidienne dans une grande ville conduisant à une sorte d'amnésie collective. Cette intégration soudaine, semblable à une sorte "d'insight" spirituelle centrée sur l'instant présent, entraîne chez le personnage principal du roman une sorte de libération créatrice spontanée, qui permet un débordement de phrases et de mots, capables de recréer le monde dans l'écriture d'un roman.
Voici un extrait du début de ce roman qui fonde et intégre cette expérience de rupture créatrice :
(voir aussi ce que disent Yannick Haenel et François Meyronnis sur le désastre possible menaçant ce monde)

"C'est maintenant qu'il faut reprendre vie". J'ai répété cette phrase toute la journée en longeant la Seine : "C'est maintenant qu'il faut reprendre vie". Il y avait une lumière nouvelle dans les arbres, du vert partout, du bleu, et ce vent léger où flottent les désirs. J'ignore d'où venait cette phrase, mais elle flottait dans ma tête. Avec elle une joie bizarre se diffusait dans l'air d'avril, une joie de solitude qui vous ouvre la route. J'ai dit : "C'est maintenant qu'il faut reprendre vie". Aussitôt, il y a eu une série d'étincelles autour de ma tête, puis la phrase s'est enroulée autour de mes épaules en y traçant des lignes rouges, orange, jaunes ; elle a cheminé le long de mes bras, lentement, jusqu'à ma main qui s'est gorgée d'un sang bleu-noir. C'est ainsi que ce livre a commencé à s'écrire. La Seine, les arbres et mon corps se sont mis à tourner dans un instant de vide. Je n'ai pas eu le vertige. Au contraire : tout était affecté de vertige , sauf moi. Je brûlais, mon corps n'était plus mon corps, mais un buisson de flammes d'où sortaient des phrases. Ces phrases tourbillonnaient dans la lumière, au dessus de l'eau, comme des tapis volants. Elles formaient dans le ciel d'immenses rubans de nacre. Un calme étrange fleurissait dans ma tête. Laisse faire, me disais-je, surtout laisse faire : un passage va s'ouvrir, et ce passage, tu l'appelleras Cercle.
J'attendais le train sur le quai de la station Champ-de-Mars. C'était le printemps, le 17 avril. Il y avait énormément de touristes, des groupes d'Américains, des Japonais, et à côté de moi deux Polonaises, qui m'ont demandé si c'était la bonne direction pour le château de Versailles. Et puis il y avait tous ces gens qui allaient travailler, comme moi, puisqu'on était lundi, et avaient leur tête du lundi.
Il fallait que je prenne le train de 8h 07. si je ne voulais pas être en retard à mon travail, le train de 8h 07, il me le fallait.J'étais très concentré sur le train de 8h 07, et lorsqu'il est rentré dans la station Champ de Mars, j'ai entendu la phrase : "C'est maintenant qu'il faut reprendre vie" (...)
J'ai pensé : cette phrase s'adresse à moi, ou plutôt elle s'adresse à tout le monde, mais ce matin à 8h 07, c'est moi qui l'entends. Et c'est vrai, me disais-je, rien n'est plus juste, il faut reprendre vie, il faut qu'à partir de ce matin, maintenant, tout de suite, je reprenne vie. J'ai répété cette phrase plusieurs fois sur un ton différent ; et tandis que les portières du train de 8h 07 se fermaient, j'ai souri. Reprendre vie, bien sûr, c'est maintenant ou jamais. Reprendre vie tout de suite, il faut (...)
Le train de 8h 07 s'est éloigné, il a glissé doucement sur les rails, et lorsqu'il a disparu dans le tunnel, la lumière a déferlé d'un seul coup entre les pylônes de la station ; une giclée de lumières qui vous éclaboussent le visage dans un spasme chaud."

Yannick Haenel "Cercle" éditions Gallimard 2007